"Le Grand Echo" du mardi 23 avril 1912

Le Grand Echo du 23/04/1912
Le naufrage du "Titanic"
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On accuse le Président de la White Star Line
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Il connaissait la présence de l'iceberg et ne fit pas ralentir l'allure.
Sa défense. -- Encore quelques épisodes.

Une rescapée de Sains-Bouvigny
New-York, 21. - On a vu qu'une commission d'enquête avait été nommée pour établir les responsabilités. Les plus sévères critiques se déchainent, en effet, contre M. Bruce Ismay, le président de la "White Star Line".
Parmi les histoires que l'on raconte sur lui, l'une des plus graves est la suivante faite par le major Arthur Peuchen, du régiment des grenadiers de la reines, à Montréal (Canada) :
— Ismay connaissait parfaitement, dit-il, la présence des icebergs, mais il en dédaigna le danger. Alors que le "Titanic" courait à chaque instant le risque d'aller s'abîmer contre une montagne de glace, Ismay passait son temps à table avec le capitaine Smith. Tous deux se tenaient en habit de soirée dans les salons du paquebot, alors que le capitaine, au moins, aurait dû être à son poste, sur la passerelle.
Quant à Ismay, si je sais qu'il avait parfaite connaissance du danger présent des icebergs, c'est grâce à une conversation qu'il eut avec Mme Ryerson, de Philadelphie, qui me l'a raconté à bard du "Carpathia", en sanglotant, car cette lalheureuse femme a perdu son mari et son fils.
Mme Ryerson me dit que, dans l'atmosphère du dimanche, alors que le "Titanic" allait à pleine vitesse, elle aborda M. Ismay et lui dit : " Ho ! M. Ismay, j'ai entendu dire que le télégraphe sans fil avait signalé la présence au large de nombreux icebergs sur le passage du navire. Est-ce que vous n'allez pas ordonner de ralentir la marche ?
— Au contraire, madame, répondit M. Ismay, au contraire, nous allons faire en sorte d'aller plus vite encore que nous avons été jusqu'ici.
Et, en effet, on eut bientôt la sensation très nette que le "Titanic" avait augmenté sa vitesse."
Le major Peuchen flétrit en termes véhéments cette conduite de M. Ismay.
— Je puis certifier, ajoute-t-il, en s'accoudant sur son lit de souffrance, à l'hôtel Belmont, je puis certifier que le dimanche soir, depuis 7 heures 30 jusqu'à près de dix heurs et demie, M. Ismay et le capitaine Smith, avec quelques autres hommes, prolongèrent les délices d'un fin dîner dans un petit salon particulier. Et je me rappelle fort bien que je me fis, en passant, cette réflexion que ce serait une étrange aventure pour un officier que de se trouver dans cette situation si quelque chose de grave arrivait. Le capitaine Smith n'était même pas en uniforme, mais en habit de soirée. Il venait de se lever de table et de revêtir son uniforme quand le choc se produisit.
Pas plus qu'aucune personne à bord, il ne pouvait ignorer que le "Titanic" traversait à ce moment-là le champ de glace, et il aurait dû surveiller la manoeuvre à son poste. Je suppose qu'il avait été invité à dîner par le directeur de la compagnie et qu'il se santait obligé d'être là.
La question du sauvetage de M. Ismay
Quant à Ismay, j'ai entendu dire qu'i a expliqué sa présence dans un des canots de sauvetage en déclarant que, s'il avait accepté d'y prendre place, c'était parce qu'on avait besoin d'un rameur. Or, j'ai vu le bateau dans lequel il a été sauvé, accoster le "Carpathia". Dans ce bateau, il y avait, je dois le dire, plus d'hommes que de femmes. En tous cas, M. Ismay ne manoeuvrait aucun aviron. Il était assis paresseusement et n'aidait en rien à la manoeuvre. Bien mieux, quand on l'eut hissé à bord du "Carpathia", sa première parole fut :
— J'ai faim, donnez-moi à manger. Je suis M. Ismay. Je suis M. Ismay.
Pas un seul instant, M. Ismay ne s'enquit de l'état de santé des survivants, ni du chiffre possible des morts. Il ne s'occupa nullement, en sa qualité de directeur de la "White Star", d'organiser les secours les plus urgents pour les malheureuses femmes transies de froid. Il n'aurait eu, pourtant, que la peine de donner quelques ordres. Mais non, il demanda pour lui, pour lui seul, une cabine, de suite, l'obtint naturellement et y fit appeler pour lui les médecins.


M. Ismay se défend
Voici quelle est la réponse du président aux déclarations du major Peuchen :
J'ai à dire simplement que, si je pensais le moins du monde avoir commis quelque acte blâmable, je ne voudrais pas vivre une minute de plus. J'ai suivi ma chance quand elle est venue, comme beaucoup d'autres. Je ne l'ai pas cherchée. Je le répète, toutes les femmes et tous les enfants étaient déjà à l'abri quand j'ai quitté le "Titanic". Tous les hommes avaient déjà pris leurs dispositions pour assurer à leur tour leur salut quand, moi aussi, j'ai songé au mien. J'ai pris mon tour. Il n'y a, sur un paquebot, que deux sorte de gens : l'équipage et les passagers. Eh bien ! j'étais là comme passager. Je suis, il est vrai, directeur de la compagnie White Star Line, mais à quel moment commençai-je à être directeur ? A quel moment cessai-je d'être passager ? Pouvez-vous me le dire ?
Je n'ai pris la place d'aucun autre homme. J'ai pris la mienne et je ne me suis pas considéré comme différent des autres passagers qui pouvaient faire ce que j'ai fait.
Quand je suis descendu dans le canot, le dernier qui restait, j'étais pratiquement le seul qui fût là à attendre une place. Je n'avais pas à m'enquérir des autres qui croyaient peut-être qu'il y avait encore d'autres bateaux. Je n'avais même pas de raison de croire qu'eux aussi ne se tireraient pas d'affaire autrement et avec autant de chance que moi.
Il y a une chose dont je suis absolument sûr, c'est que toutes les femmes, excepté celles qui n'ont pas voulu consentir à quitter leurs maris, ou peut-être quelques autres qui ne sont jamais sorties de leurs cabines, je suis sûr, dis-je que toutes les femmes avaient quitté le "Titanic" avant que je mis le pied sue le canot.
Pour mourir en gentlemen
A propos d'une des victimes du naufrage, le financier Benjamin Guggenheim, un stewart raconte qu'il vit au début M. Guggenheim aider à l'embarquement des femmes, vêtu d'un gros maillot de laine. Une heure après, il le revit en habit de soirée. Comme il l'interrogeait sur ce changement de costume si inoportun, en la circonstance : " Nous disparaîtrons en gentlemen", dit-il : puis, il lui tendit le court message adressé à sa femme.
M. Gatti, le directeur du restaurant du bord, qui a péri, apparut pour la dernière fois en chapeau haut de forme et redingote, parfaitement indifférent.
Autour de la catastrophe
L'audacieux journaliste et le capitaine du "Carpathia"
Londres, 21. — Une dépêche de New-York au "Daily Telegraph" reproduit l'interview d'un audacieux reporter du "New-York Americain" prise au commandant du "Carpathia", et que publie le journal américain.
Toutes les tentatives faites pour aborder le "Carpathia" dans le port avaient été déjouées, quand, à une heure, du point d'atterrissage, un remorqueur vint se ranger le long du navire, un homme en sortit et bondit à bord du "Carpathia". C'était le reporter en question. Bien que des matelots se fussent précipités pour l'arrêter, il parvint à gagner le pont du navire, où il se trouva en présence du capitaine.
— Que signifie votre présence sur ce navire ! s'écria celui-ci. Je vous déclare en état d'arrestation et vous serez mis aux fers.
— Pourquoi n'avez-vous pas fait connaître au public la vérité sur la catastrophe ! demanda imperturbablement le reporter.
— J'avais les mains liées. Je ne pouvais pas. Il y avait mille raisons pour que je ne répondisse pas.
— Pourquoi n'avez-vous pas répondu au..........

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